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La Chapelle : Episode 4.
Les deux filles restèrent interdites un moment, puis Sandrine regarda par la fenêtre. La neige tombait toujours.
-Tu ne crois pas qu’il faudrait partir ? Ces gens sont… c’est une secte je crois.
Cécile fut sur le point de la suivre. Et puis tout à coup, la fatigue, ou autre chose aidant, tout sortit d’un coup.
-Une secte… Sandrine, je t’aime beaucoup… trop à mon avis. Mais là, tu … tu me fais chier. Cécile contint un sourire. L’allusion vulgaire avait frappé direct, comme toujours, c’était si facile avec Sandrine. Dehors, c’est l’enfer. Et j’ai suffisamment bavé comme ça aujourd’hui. Toi et tes principes… tes… putains de préjugés… Tu la ramenais quand même moins quand on était dehors hein ? Si je ne t’avais pas trainé, tu serais encore à bouffer des flocons sous un sapin… Et ce qu’a dit cette femme… Dieu…c’est, c’est ce que j’ai au fond de moi depuis… Oh et puis reste ici si tu veux, moi j’ai envie de goûter du civet.
Cécile sortit sans se retourner, allant retrouver le civet mais aussi, sans trop le laisser remonter en surface, espérant ne pas être placée trop loin d’Yeux-d’argent.
En entrant dans la pièce principale où tout le monde se pressait déjà autour de la grande tablée de chêne, fut-elle seulement surprise de voir qu’une des deux places encore libres, la sienne incontestablement, jouxtait celle de Mathieu ? A peine en fait.
L’odeur qui montait maintenant de la pièce, alors que Roseline aidée de deux adolescentes que Cécile n’avait qu’aperçu jusqu’ici, installait les plats contenant non pas un mais cinq civets fumants, parlait directement à son estomac, d’une manière quasi inédite. Cécile était prête à dévorer un ours au besoin.
-Votre amie ne nous rejoint pas, s’enquit Mathieu, tandis qu’elle prenait place à ses côtés (arrête ma fille, tu ne vas pas avoir un frisson simplement parce que tu te retrouves à côté de Mister Gros cou 2009 ?).
-Je n’en sais rien. On verra bien… enfin je suppose. Laissez tomber.
On avait déjà versé de l’eau dans son verre. Amèrement, elle découvrit qu’elle le regrettait et quelle aurait bien goûté le vin rouge qui circulait autour de la table, emplissant les jolis verres à pied d’une boisson aux tons veloutés dans la lumière chaude des chandeliers. Pas parce qu’elle en avait envie mais juste pour faire bisquer Sandrine. Sandrine et ses idées arrêtées. Sandrine et sa force de persuasion. Sandrine et sa tendresse dans les mauvais moments. Sandrine et sa foutue randonnée qui les avaient menées toutes deux ici, dans cet endroit où elle se tenait précisément maintenant, si inconfortable, en équilibre instable sur une corde qui séparait la volupté d’une sourde envie de partir en courant.
Mathieu leva son verre, alors que les deux jeunes filles finissaient de distribuer les tranches de civets , nappés d’une sauce brune épaisse pleine de myrtilles, accompagnés de champignons que Cécile reconnut pour être des pieds bleus, son champignon préféré, comme par hasard. Elle se rendit compte qu’elle était limite en train de baver. Le jeune homme interrompit son geste. Sandrine traversa la pièce, raide comme la justice et rejoint sa place entre Roseline et le curé, à l’opposé de Cécile. Les deux filles échangèrent un regard et Sandrine lui tira une langue discrète. Mathieu continua.
-Mes amis… nous avons assez attendu. A nous. A l’amour. A l’amitié. A nos invitées. A toutes les biches à la cuisse tendre ! Santé.
Buvant une gorgée, il mira son verre, le renifla en fermant les yeux. Une attitude que Cécile trouvait ridicule.
-Vous ne savez pas ce que vous ratez.
-Ce n’est jamais que du vin.
-Du vin ? C’est un morgon. Un 2005 en plus et une côte du Py. Que du vin ? Celui qui n’apprécie pas un tel breuvage, un tel nectar, ne sait pas vivre.
-Mouais, ça fait un peu l’aile ou la cuisse non ?
-Sentez.
-Non merci.
-Sentez… ouvrez votre esprit borné jolie jeune fille. Vous n’allez pas sombrer dans les affres de l’alcoolisme pour un coup de nez ! Jamais au grand jamais je ne vous forcerais à boire, pas plus qu’à autre chose d’ailleurs. Le libre arbitre doit rester souverain. Je n’y déroge jamais !
-Quel est-votre âge ?
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas. Votre manière de parler et de donner des leçons me font rire… Alors que vous ne devez pas avoir plus de 20 ans, je me trompe ?
-Si je vous fais rire, c’est déjà ça. Mais détrompez vous, je suis dans les parages depuis… très très longtemps ! J’approche les 26 ans ! Sentez, je vous dis !
-Têtu comme un âne. Allez passez-le moi votre « nectar » que je sente son odeur de vinasse !
-Insultez ainsi la Côte du Py… Vous mériteriez que je vous jette à la neige
Rendant un sourire complice au garçon, et un clin d’œil provocateur à Sandrine qui malgré sa conversation avec le curé, lui jetait des regards en coin pleins de désapprobation mais aussi, Cécile en aurait juré, de jalousie, elle porta le verre à son nez.
Elle aurait pu envoyer paître Mathieu, rien que pour le faire bisquer et pour tenter de se convaincre, que non, ce garçon ne lui donnait pas des frissons totalement inconvenants, ma chère belle-mère, de l’échine jusque dans le creux du genou. Mais par Dieu, les anges et toute la kyrielle de saints qui se baladaient dans les nuages, elle y porta le nez à ce verre de … comment avait-il dit ? Morgant ? Morbon ? Morgon, oui une côte du Py, ma bonne Solange. Prétentieux et ridicule ! Une vinasse qui sentait la vinasse. Et les buveurs de pinard s’en sortaient par la petite porte de l’hédonisme et de la gastronomie pour excuser leur penchant à picoler. Mais elle y porta le nez… de son plein gré.
-Alors ?
-Alors c’est du vin !
-Irrécupérable, ma jolie. Appliquez-vous. Oubliez l’alcool. Le vin, c’est avant tout une terre, du soleil, le travail d’un artisan. Ici un des meilleurs du Beaujolais en l’occurrence. Jean-Marc Burgaud. Une connaissance qui m’est chère. Alors, sentez, avec vos tripes et vos sens, pas avec vos idées préconçues. Cécile lui sourit à nouveau et porta de nouveau le verre à son nez. Parce qu’effectivement, ça ne sentait pas le « pinard » mais…
Bien rouges, brillantes et fraiches : des fraises des bois, de la confiture de griotte dans la cocotte de sa grand-mère. Un troisième coup de nez la transporta bien au-delà. Un territoire où les mots ne comptaient plus parce qu’ils étaient insuffisants. Une contrée de l’enfance, de bois tapissés de mousse douce et épaisse, baignée par des sources fraiches, de fourrés pleins de myrtilles énormes et juteuses, de maisons aux cuisines meublées d’armoires en vieux bois ciré, emplies de pots de terre cuite débordant d’épices douces. Un pays où le mot d’ordre était sensualité. Dans ce nez, il y avait ce que Cécile cherchait dans les forêts depuis des années : un soupir d’aise en s’asseyant dans l’endroit idéal, un endroit où on pouvait rester comme ça , contemplatif et apaisé, heureux, pour les siècles des siècles, amen. Elle regarda Mathieu avec un sourire dans les yeux susceptible d’accélérer deux fois le réchauffement climatique et elle porta le verre à ses lèvres. Sans aucune autre toile de fond imaginaire que ce petit bois moussu. Le vin, avec sa sensualité crue, l’avait happée.
Elle ne mourut pas foudroyée par la colère divine. Elle ne devint jamais alcoolique. Elle eut par la suite des motifs de regrets et de remords bien plus conflictuels.
Mais Dieu que ce liquide était doux. Les parfums suggérés par le nez explosaient en bouche, au milieu d’une suavité... L’impression de sucer un bout de soie. Et cette fois des images de soirées de lecture avec ses parents au coin du feu, de promenades brumeuses au mois de novembre, de levers de soleil de septembre.
-Alors, vous sentez des cornes qui vous poussent sur le front Cécile ?
-Des cornes ?
-Ben oui, celles du démon qui sommeille derrière chaque goutte de vin. Si vous comptiez aller ailleurs qu’en Enfer, c’est raté !
Cécile éclata de rire, alors que quelques minutes avant elle n’aurait que ricaner jaune aux blagounettes de Mathieu de Lontzen. Du reste, son rire ne fut remarqué de personne, même pas de Sandrine qui semblait en grande conversation, gestes à l’appui avec le prêtre et les deux adolescentes. D’ailleurs la salle s’animait de plus en plus. Les civets diminuaient dans les plats et les bouteilles se vidaient prestement. Un ravitaillement discret mais permanent était assuré par Roseline et les deux adolescentes qui s’extrayaient parfois de l’interminable discours du curé et de Sandrine.
Et le civet mes petits amis… La viande tendre et goûteuse offrait un festival de saveurs contradictoires et pourtant harmonieusement agencées. Et lorsque le vin s’y joignait, Cécile ne pouvait s’empêcher de pousser de petits grognements de plaisir, tant l’agencement des deux frisait la perfection. C’était tout à fait comme si le civet avait magnifié le vin et vice-versa. Cécile, qui n’était pas une gastronome jusqu’à ce jour, n’avait jamais soupçonné qu’on pouvait éprouver autant de plaisir en mangeant et en buvant. Comment avait-elle pu passer en si peu de temps et sans aucun problème de conscience d’une attitude de rejet et de mépris à une telle extase ? Elle se poserait la question plus tard mais pas maintenant. Son verre fut bientôt vide.
-Je vous sers un peu d’eau ? lui demanda Mathieu. Cécile crut qu’il la moquait encore, mais non, apparemment on ne lisait que la sincérité dans ses yeux. Ses magnifiques yeux gris, des yeux qui eux aussi lui intimaient des souvenirs de bois moussus, de branches mortes enchevêtrées, de vieilles forêts perdues et abandonnées des hommes.
-Vous plaisantez ? Vous m’avez converti à votre « nectar ».
-Oui, mais si vous n’avez pas l’habitude de boire… il faudrait peut-être vous modérer. Je n’ai pas envie de vous retrouver collée aux toilettes demain, à discuter avec la porcelaine.
-Comme c’est élégant ! Allez, encore un verre pour finir mon civet (sa troisième portion de civet). Et puis c’est tout.
Sans aucune autre forme de procès. Sans remords. Sans un regard pour Sandrine. Et Mathieu la resservit. Il la resservit.
Mais Cécile, plus encore que par le vin maintenant, était aspirée par la conversation de Mathieu. Ce garçon, travestissait sa fragilité sous la prétention, la finesse d’esprit par l’humour. C’était un tourbillon et Cécile s’y engouffrait joyeusement à présent. Elle remarquait, dans la périphérie de son tête à tête avec ce garçon, que la soirée s’animait. Le jeune couple (la fille s’appelait peut-être Laetitia ou quelque chose comme ça) s’embrassait généreusement. Il sembla même, fugacement, à Cécile que Roseline et une des deux ados étaient penchées bizarrement l’une sur l’autre. Mais à présent, il était trop tard pour s’alarmer. Seules comptaient la conversation de Mathieu et son verre de Morgon qui ne désemplissait pas. Pourtant, Cécile se sentait bien. Elle avait imaginé que l’ébriété signifiait le brouillard, les idées molles et le corps qui titubait. Là, elle se sentait alerte, vive voire à vif. Elle eut quand même encore la bienséance d’opposer, pour la forme, une objection à Mathieu, qui se trouvait de plus en plus proche d’elle, de son corps et Seigneur… de sa bouche.
-Je crois, vilain garçon , que vous essayez de me soûler. Je devrais aller me coucher ou demain j’aurai des remords.
-Les remords sont supérieurs aux regrets ma chère. Mais je ne suis pas de ce genre. Vous vous méprenez sur mes intentions. Ou bien vous travestissez vos désirs en réalités. Et c’est une très bonne chose de suivre ses désirs. Je vais aller en cuisine pour assurer le ravitaillement en vin car Roseline me semble très occupée. Elle mérite un peu de répit la pauvre.
Il se leva. Il fit deux pas. Il se retourna de façon un peu théâtrale. Mais quand Cécile croisa son regard, elle crut voir… Quoi ? Tristesse ? Mort ? Solitude sans nom ? Quelque chose d’intimement déplaisant. Il se pencha vers elle et murmura.
-Croyez moi Cécile, le bonheur est à cueillir quand il éclot, pas quand il se fane. Regardez nos amis ici. La soirée avance et vous allez voir des choses merveilleuses petite fille. Vous allez ce soir vivre des moments inoubliables, des instants de métamorphose. Et puis il ne vous restera que des souvenirs beaux et tristes à la fois. Peut-être un peu effrayants à la fin, mais à la fin seulement. Parce que quand on plonge en eaux profondes, quand on va réellement au bout des choses on effleure l’eau, on traverse la surface, la couche superficielle et puis seulement les eaux de vérité, Cécile.
-je ne comprends rien à ce que vous dites. Ca me parait un peu solennel non ?
-Ecoutez moi bien et ne retenez que ça si vous le voulez. Vivez pleinement vos jours aujourd’hui, sinon vous finirez, comme mes amis, par devoir jouer des artifices de la nuit.
Cécile avait bien une part d’elle-même qui lançait encore des appels à l’aide, celle qui d’habitude était au commandes et étouffait toujours l’autre côté, le côté que le Morgon, l’ambiance ou des yeux gris étranges avaient précisément réveillé et mis au poste de pilotage. Mais cette part là fit définitivement silence quand Mathieu s’éclipsa et que miraculeusement, Sandrine se retrouva assise près d’elle. Cécile ressentit une bouffée de honte, pensa à Mathieu, à son désir de Mathieu, qui devenait presque douloureux et elle pensa aussi à son verre de vin, à moitié vide qui trônait devant elle comme preuve à conviction irréfutable. Sandrine porta alors son propre verre de rouge aux lèvres, en adressant un sourire, que Cécile pouvait qualifier sans doute possible de sourire de salope.
-Sandrine… tu… tu bois ?
-Toi aussi.
-Oui mais moi…
-Tu n’as pas un père alcoolo c’est ça ?
-Non c’est pas ça que je veux dire. Ce que je veux dire… Oh et peu importe. Je m’en fous. J’espère que tu sais ce que tu fais et que tu ne va pas te flageller demain et puis pendant dix ans.
-Je ne suis pas saoule. J’en suis toujours à mon premier verre. Mais je pense que je suis ivre : de bonheur, de calme, de joie, de paroles. Je n’avais plus ressenti cela depuis des années. Cécile, je viens de parler pendant une heure ou une semaine, je ne sais pas, avec le prêtre, l’abbé Gaspard et avec deux jeunes filles de 16 ans, Gabrielle et Géraldine, de 16 ans ! Deux filles de 16 ans qui disent des choses d’une profondeur… ces gens là sont merveilleux Cécile, et heureux et gais. Quand je me regarde moi… Je suis désolée Cécile… je suis une emmerdeuse.
-Ben… j’avoue que je ne sais pas quoi te dire là. Je suis sur le cul. Ils t’ont dit quoi les mystiques, là ? Que tu allais rencontrer le bon Dieu demain matin ? Ou bien qu’il était au fond du verre de vin ?
-Ce n’est pas loin de ça Cécile. L’abbé… il a lu en moi. Il m’a dit des choses sur moi que je savais sans les reconnaitre, tu comprends ?
-Bof, pas trop. Tu m’as l’air quand même un peu planante. Moi aussi d’ailleurs.
-Le vin n’est pas seulement de l’alcool Cécile… c’est de l’amour, c’est un miracle : du jus de fruit issu de la terre, transformé par des mains humaines pour donner… l’éveil des perceptions !
-Ah oui quand même…
-Moque toi ! Tu sais quoi ? Je suis mal dans ma peau. Pourtant, je ne dois pas avoir peur du plaisir, du désir, que ce soit avec une bouteille de vin ou… autre chose. Résister à ce qu’on est, c’est là le problème. Un jour ou l’autre, ça te rattrape et tu chutes : dans l’alcool, le tabac, la drogue ou pire, des drogues légales et prescrites dans un cabinet…
-Certes. Mais je ne pige rien. J’ai une envie folle de rire et de chanter. Pas de philosopher à pas cher.
-Tu as raison. Ca aussi Géraldine me l’a dit. Il y a un temps pour tout.
Sandrine posa son verre puis planta ses yeux dans ceux de son amie. La petite voix au fond de Cécile souffla dans une conque. En vain. La roue tournait maintenant. Des fois, vous avez le choix mais ce doit être rapide. C’est le blanc ou le noir, et ça doit tomber en une fraction de seconde. Mais des fois, il fait tellement sombre, qu’on ne distingue rien et il faut sauter quand même.
Les lèvres de son amie étaient si douces… si douces et ses yeux si profonds.
Un verre de Morgon.
De ce moment, la chute ou la remontée dans les eaux chaudes de la surface s’accéléra. Le fond avait été atteint. Et oui, ce fut un rêve. Un beau rêve. Presque jusqu’à la fin. Les rêves se paient. Un petit cauchemar, c’est une obole bien faible.
Sandrine commença à la déshabiller et à couvrir sa peau de baisers : la bouche, le cou, les seins, plus bas, toujours plus bas. Cécile découvrit des rivages à peine imaginés. Ses yeux voyageaient dans la salle, dans les bois. La salle était maintenant le lieu d’une bacchanale, d’un pandémonium de corps entrelacés, imbriqués, mélangés. Comment en était-on venu à une telle orgie en quelques secondes ? Le temps s’écoulait-il encore logiquement ? L’abbé Gaspard oubliait désormais ses vœux de chasteté dans les bras de Roseline. Le jeune couple s’était séparé. Le mari s’affairant auprès du Docteur et Laetitia (si tel était son nom) partageant les deux ados (Géraldine, l’une d’elle était Géraldine) avec un grand homme aux cheveux noirs, sur la table parmi les plats pleins de restes de sauce figée et de verres renversés.
Au-delà, au sein de la forêt, des créatures grouillaient et froufroutaient, feulaient et rugissaient. Des créatures qui n’avaient ni le bon nombres de pattes, ni le minimum syndical de paires d’yeux. Cécile préféra fermer les yeux et se laisser aller au plaisir. Elle sentit un instant la fusion qu’elle ressentait avec Sandrine se brouiller.
Cécile ouvrit les yeux et il fut là. Vue imprenable sur deux puits gris et bleus, tristes et purs, un peu froids aussi. Il la regardait en souriant.
-Vous avez fait votre choix désormais.
Il s’occupa de Sandrine d’abord, fixant Cécile d’un regard de fou, mais rien que ce regard plongé au fond de ses secrets, semblait à Cécile relever de l’acte le plus intime et le plus bestial qui soit. Rien que ses yeux.
Cécile avait lâché prise depuis longtemps. Elle ne sentait plus ni le banc sous elle, ni le sol sous ses pieds. Il n’y avait plus ni haut ni bas, ni paroles ni silences. Elle distingua à peine Sandrine qui s’écroulait sur le sol, peut-être morte, probablement.
Elle sourit et probablement ce sourire, dément, dépassa-t’il les limites de son visage alors que Mathieu s’avançait pour enfin venir à elle, pour enfin… Cécile se rendit compte que sa vue sur la scène prenait un angle grotesque, obscène. Elle comprit qu’elle quittait son corps, qu’elle flottait dans la salle à manger de l’auberge. Pourtant, elle entendait Mathieu. Elle le sentait. Et c’était un délice douloureux à moins que ce ne fut une douleur délicieuse, quelque chose d’inoubliable et de transcendant.
Autre chose, bien au-delà du charnel, du sexe, du plaisir. Quelque chose de froid, de glacé, de triste. Quelque chose de mort depuis bien longtemps. A la fin, avait-il dit, ce serait peut-être un cauchemar, mis à la fin seulement. Cécile flottait et voyait ce ridicule et répugnant opéra bouffe de corps enchevêtrés et en même temps elle plongeait directement son regard au fond des yeux d’argent… des yeux dont la pupille maintenant se réduisait à une fente horizontale. Et ce n’était pas tout. Un peu cauchemardesque mais juste sur la fin… Avant de passer de l’autre côté.
Mathieu avait maintenant des cornes. Il n’avait plus de jambes mais des pattes velues et des sabots. Et c’était si glacé. Si insupportable. Tellement bon. La fin approchait. Tout. De plus en plus lointain, étouffé, brumeux, lumineux et sombre, ombres et lumières.
L’éther.
Heureusement. Par Dieu heureusement.
A la fin, un petit cauchemar. La créature qui lui faisait l’amour encore et encore et encore, poussant douleur et plaisir si loin, si.. trop… Le curé dont la soutane mitée était couverte de mousse et de lichens, tombant en lambeaux, laissant voir un corps décharné et purulent. Géraldine, aux membres tordus en des angles improbables, des chicots jaunâtres garnissant ses gencives pourries, le docteur, la moitié du crâne à vif et un œil pendant de son orbite, et Roseline, la gentille Roseline, corps flasque et vomissant vers et carabes. Une congrégation de cadavres jouissant des artifices de la nuit. Et dans un ultime hurlement de silence avant la fin, Cécile vit la créature velue sortir une langue énorme, grise et glaireuse et la lui passer sur le visage, avant mon Dieu, de l’enfoncer… et le cri, le cri enfin, put éclater, sortir de l’inaudible, tout emplir… Mais la langue mon Dieu la langue…